CHAPITRE DIX

L'enseigne de vaisseau de deuxième classe Wolcott se mordillait un ongle en regardant les officiers assis à la table d'à côté. L'enseigne de première classe Tremaine était monté à bord de l'Intrépide en tant que pilote du capitaine McKeon, et il discutait maintenant avec le lieutenant Cardones et le capitaine de corvette Venizelos. Wolcott lui enviait son aisance en compagnie de gens si importants.

Évidemment, Tremaine faisait partie de l'équipage du commandant à Basilic. Tout le monde savait qu'il y avait un cercle d'intimes, même si le commandant et le second prenaient bien soin de ne pas laisser le passé influer sur leurs relations officielles avec quiconque.

Le problème, c'était que Wolcott avait besoin de parler à un membre de ce cercle – mais pas Cardones ni Venizelos. Ils étaient tous les deux accessibles pour leurs officiers subalternes mais elle avait peur de la façon dont le second pourrait réagir s'il décelait dans ses propos une critique du commandant. Quant à la réaction de Cardones, elle serait encore pire... sans parler du fait qu'un officier de l'Ordre de la Vaillance, portant qui plus est sur sa manche la fine rayure rouge sang de la Reconnaissance royale, était plus qu'intimidant pour une recrue fraîchement sortie de l'Académie, même son officier tactique subalterne. Mais l'enseigne Tremaine était assez jeune – et assez peu gradé – pour qu'elle le craigne moins. Il connaissait lui aussi le commandant et il était affecté sur un autre vaisseau, donc si elle se ridiculisait ou le mettait en colère, du moins n'aurait-elle pas à le voir tous les jours.

Elle se mordilla le doigt plus fort, dégusta lentement son café puis poussa un soupir de soulagement comme Venizelos et Cardones se levaient.

Cardones glissa quelques mots à Tremaine et ils se mirent tous à rire, puis le second et l'officier tactique disparurent dans l'ascenseur du mess. Wolcott prit sa tasse, rassembla son courage et se dirigea vers la table de Tremaine aussi naturellement que possible.

Il commençait tout juste à ranger son plateau lorsqu'elle se racla la gorge. Il leva la tête avec un sourire – un très joli sourire –et Wolcott se demanda soudain s'il n'y avait pas d'autres bonnes raisons de faire sa connaissance. Après tout, il était assigné sur le Troubadour, donc l'interdiction qui pesait sur les relations personnelles dans une même chaîne de commandement ne s'appliquait pas...

Elle se sentit rougir à cette idée, surtout à la lumière du sujet qu'elle comptait aborder avec lui, et elle se secoua intérieurement.

« Excusez-moi, monsieur, fit-elle. Je me demandais si je pourrais monopoliser un peu de votre temps ?

— Bien sûr, mademoiselle... ? » Il haussa un sourcil interrogateur et elle s'assit.

« Wolcott, monsieur. Carolyn Wolcott, classe de 81.

— Ah, votre premier déploiement ? demanda-t-il gentiment.

— Oui, monsieur.

— Que puis-je faire pour vous, mademoiselle Wolcott ?

— Eh bien, c'est juste que... » Elle avala sa salive. Cette conversation allait être aussi pénible qu'elle l'avait imaginé, malgré le charme de Tremaine, et elle prit une longue inspiration. « Vous étiez avec le capitaine Harrington à Basilic et je... j'avais besoin de parler avec quelqu'un qui la connaisse bien.

— Oh ? » Ses sourcils mobiles s'aplatirent et son ton se fit soudain froid.

« Oui, monsieur, continua-t-elle précipitamment. C'est simplement que... eh bien, il s'est passé quelque chose à... à Yeltsin, et je ne sais pas si je dois... » Elle avala de nouveau sa salive mais les yeux de Tremaine s'adoucirent.

« Vous avez eu maille à partir avec un Graysonien, pas vrai ? » Sa voix était beaucoup plus douce, et le visage de Wolcott s'embrasa. « Bon, pourquoi n'en avez-vous pas parlé au capitaine Venizelos ? demanda-t-il.

— Je... » Elle se tortillait sur sa chaise; elle se sentait plus jeune et plus maladroite que jamais. « Je ne savais pas comment il allait réagir, ni le commandant. Je veux dire, ils l'ont traitée d'une façon horrible et elle ne leur a jamais rien dit... Elle aurait pu penser que j'étais idiote ou... ou quelque chose comme ça.

— J'en doute. » Tremaine se versa du café et maintint la cafetière au-dessus de la tasse de Wolcott d'un air interrogateur. Elle hocha la tête, reconnaissante, et il remplit la tasse avant de se caler au fond de sa chaise pour déguster sa boisson. « Pourquoi ai-je le sentiment que c'est le "quelque chose comme ça" qui vous inquiète, mademoiselle Wolcott? »

Elle s'empourpra plus encore et planta les yeux dans sa tasse. « Monsieur, je ne connais pas le capitaine comme... comme vous.

— Comme moi ? » Tremaine eut un sourire ironique. « Mademoiselle Wolcott, j'étais moi-même deuxième classe la dernière fois que j'ai servi sous les ordres du capitaine Harrington – et c'est encore récent. Je peux difficilement prétendre bien la connaître. Je la respecte, je l'admire énormément, mais je ne la connais pas.

— Mais vous étiez avec elle à Basilic.

— Tout comme plusieurs centaines d'autres, et j'étais très jeune et sans expérience. Si vous voulez quelqu'un qui la connaisse vraiment, ajouta-t-il en fronçant les sourcils tandis qu'il parcourait mentalement la liste des officiers de l'Intrépide, vous feriez sans doute mieux de vous adresser à Rafe Cardones.

— Je ne pourrais jamais faire ça! » lâcha Wolcott. Tremaine partit d'un grand rire.

« Mademoiselle Wolcott, le lieutenant Cardones était lui-même première classe à l'époque et, entre nous, il était plutôt maladroit. Bien sûr, il a dépassé ce stade – grâce au pacha. » Il lui sourit puis se reprit. « D'un autre côté, vous vous êtes déjà assez confiée. Autant continuer et me parler de ce que vous ne voulez pas demander à Rafe ou au capitaine Venizelos. » Elle tournait nerveusement sa tasse, alors il lui sourit. « Allez-y, parlez ! Tout le monde s'attend à ce qu'un deuxième classe mette les pieds dans le plat de temps en temps, vous savez.

— Eh bien, c'est-à-dire... Monsieur, est-ce que le capitaine fuit Grayson ? »

La question était sortie toute seule, et elle sentit son cœur se serrer en voyant le visage de Tremaine perdre toute expression.

« Vous voudriez peut-être éclaircir cette question, deuxième classe ? » Sa voix était glaciale.

« C'est que... Le capitaine Venizelos m'a envoyée sur Grayson déposer les bagages de l'amiral Courvosier », fit-elle, malheureuse. Elle n'avait pas voulu présenter les choses ainsi, et elle avait été stupide de poser une question qui pouvait être interprétée comme une critique de son commandant, elle le savait. « Je devais retrouver quelqu'un de l'ambassade, mais il y avait ce... cet officier graysonien. » Son visage s'empourpra de nouveau, mais cette fois à l'évocation de ce souvenir humiliant. « Il m'a dit que je ne pouvais pas atterrir là – j'avais une autorisation pour cette aire, mais il m'a dit que, moi, je ne pouvais pas atterrir là. Que... que je n'avais pas le droit de faire semblant d'être un officier et que je ferais mieux de rentrer chez moi jouer à la poupée.

— Et vous n'avez rien dit au second ? » Le ton froid et menaçant de Tremaine ne lui était pas destiné cette fois, et elle fut soulagée de le constater.

« Non, monsieur, répondit-elle d'une petite voix.

— Qu'avait-il d'autre à dire ?

— Il... » Wolcott prit une profonde inspiration. « J'aimerais mieux le garder pour moi, monsieur. Mais je lui ai montré mon laissez-passer et mes ordres, et ça l'a fait rire. Il a dit qu'ils n'avaient aucune valeur. Qu'ils provenaient du commandant, pas d'un véritable officier, et il l'a traitée de... » Elle s'arrêta et ses mains se crispèrent autour de la tasse. « Ensuite il a dit qu'il était grand temps que notre "bande de salopes" quitte Yeltsin, et il... (elle détourna les yeux de la table et se mordit la lèvre) il a essayé de glisser la main sous mon uniforme, monsieur.

— Quoi ? »

Tremaine s'était à moitié levé, et toutes les têtes étaient tournées vers eux. Wolcott lança un regard torturé alentour et il se rassit sans la quitter des yeux. Elle se força à hocher la tête et les yeux de Tremaine s'étrécirent.

« Pourquoi n'avez-vous rien dit ? » Il parlait plus bas mais sa voix demeurait dure. « Vous connaissez les ordres du commandant à ce sujet !

-- Mais... » Wolcott hésita avant de croiser son regard. « Monsieur, nous étions sur le point de partir, et ce Graysonien, il avait l'air de croire que c'était parce que le commandant... fuyait la façon dont ils l'avaient traitée. J'ignorais s'il avait raison ou tort, ajouta-t-elle d'un ton presque désespéré. Et même s'il avait tort, nous devions quitter l'orbite planétaire une heure plus tard. Il ne m'est jamais rien arrivé de tel. À la maison, j'aurais... Mais ici, je ne savais pas quoi faire, et si... si j'avais répété au commandant ce que cet homme avait dit d'elle !... »

Elle s'arrêta, se mordant la lèvre plus fort encore, et Tremaine prit une profonde inspiration.

« D'accord, mademoiselle Wolcott. Je comprends. Voici ce que vous allez faire. Dès que le second aura fini son quart, vous lui raconterez ce qui s'est passé, mot pour mot, tel que vous vous en souvenez, mais ne lui dites surtout pas avoir un instant imaginé que le commandant prenait la fuite. »

Elle lui lança un regard embarrassé – et malheureux – et il lui - toucha gentiment le bras.

« Écoutez-moi. Je ne crois pas que le capitaine Harrington soit du genre à fuir. Bien sûr, elle opère un retrait tactique, mais pas par peur des Graysoniens, quoi qu'ils en pensent. Si vous suggérez à Venizelos que vous l'avez envisagé, il va vous dévisser la tête.

— C'est précisément ce que je craignais. Mais je ne savais pas quoi faire. Et... et s'ils avaient vu juste, je ne voulais pas lui rendre la situation plus insupportable, et il a dit des choses si horribles sur son compte, je ne savais pas...

— Mademoiselle Wolcott, fit gentiment Tremaine, s'il y a bien une chose que le pacha ne fera jamais, c'est vous blâmer pour les actes d'un autre. D'ailleurs elle est très sensible aux cas de harcèlement. Je pense que ça vient de... » Il s'arrêta et secoua la tête. « Aucune importance. Racontez votre histoire au second, et s'il vous demande pourquoi vous avez attendu si longtemps, dites-lui que nous partions si vite qu'on n'aurait rien pu faire avant notre retour de toute façon. C'est assez vrai, non ?

Elle hocha la tête et il lui tapota le bras.

« Bien. Je vous promets que vous serez soutenue, pas engueulée. » Il s'appuya de nouveau sur le dossier de sa chaise et lui sourit. « En fait, je pense que vous avez besoin de quelqu'un à qui demander conseil quand vous ne voulez pas prendre de risques auprès des officiers. Finissez votre café. Je veux vous faire rencontrer un ami.

— Qui donc ? demanda Wolcott, curieuse.

— Eh bien, ce n'est pas exactement le genre d'homme que vos parents souhaiteraient me voir vous présenter, répondit-il avec un sourire ironique, mais il m'a bien aidé dans ma première affectation. » Wolcott termina sa tasse et Tremaine se leva. « Je pense que vous allez apprécier le chef Harness, lui dit-il. Et... (ses yeux brillèrent d'un éclat malicieux) s'il y a quelqu'un à bord de l'Intrépide qui sait comment traiter les connards comme ce Graysonien sans rien dire à personne, c'est bien lui ! »

 

Le capitaine de frégate Alistair McKeon regardait Nimitz faire un sort à un quartier de lapin, un de plus. Pour une raison connue de Dieu seul, le lapin terrestre s'était étonnamment bien adapté à la planète Sphinx. L'année sphinxienne durait plus de cinq années T, ce qui, combiné à la gravité locale et à une inclinaison axiale de quatorze degrés, produisait une flore et une faune impressionnantes... et un climat que la plupart des étrangers adoraient au printemps et en automne – du moins au début de l'automne – et détestaient le reste du temps. Dans ces circonstances, on aurait pu croire qu'un animal aussi stupide que le lapin y périrait misérablement. Au lieu de cela, il avait proliféré. Probablement grâce à son fort taux de natalité, se dit McKeon.

Nimitz ôta la chair de l'os avec une précision chirurgicale, la posa soigneusement dans son assiette et saisit un nouveau morceau entre ses délicates pattes préhensiles. McKeon eut un sourire. Les lapins prospéraient peut-être sur Sphinx, mais ils n'avaient guère gagné en intelligence et, de la même façon que les humains pouvaient manger la plupart des animaux sphinxiens, les prédateurs planétaires mangeaient les lapins. Et ils le faisaient... avec enthousiasme.

« Il aime vraiment le lapin, n'est-ce pas ? » fit observer McKeon. Honor sourit.

« Ce n'est pas le cas de tous les chats sylvestres, mais pour Nimitz cela ne fait aucun doute. Le céleri, c'est une autre affaire : ils adorent tous ça. Mais Nimitz est un épicurien, il aime la variété, or son espèce vit dans les arbres et il n'avait jamais eu l'occasion de goûter au lapin avant de m'adopter. » Elle gloussa. « Vous auriez dû le voir la première fois que je lui en ai donné.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Notre ami distingué en a-t-il oublié de se tenir à table ?

— Il ne savait pas se tenir à table, à l'époque, et il s'est pratiquement vautré dans son assiette.

Nimitz leva les yeux de son lapin et ce fut à McKeon de glousser en découvrant son expression dédaigneuse. Peu de chats sylvestres quittaient jamais Sphinx et les étrangers persistaient à sous-estimer ceux qu'ils croisaient, mais McKeon connaissait Nimitz depuis assez longtemps pour savoir à quoi s'en tenir. Sur l'échelle de l'intelligence, les chats sylvestres l'emportaient sur les dauphins de la Terre, et il se demandait parfois s'ils n'étaient pas encore plus intelligents qu'ils ne le laissaient croire aux hommes.

Nimitz soutint un instant le regard d'Honor puis, l'air dédaigneux, reprit son repas.

Monsieur feint l'indifférence », murmura McKeon. Honor se mit à rire et McKeon sourit : il ne l'avait guère vue joyeuse à Yeltsin. Bien sûr il était son subalterne direct et, comme elle détestait avoir l'air de faire du favoritisme - contrairement à bien des officiers de la Flotte qui considéraient le népotisme et le clientélisme comme les éléments naturels de toute carrière militaire -, il n'avait pas reçu d'invitation à dîner en privé depuis qu'il avait rejoint son expédition. D'ailleurs, elle avait invité le capitaine de frégate Truman à se joindre à eux ce soir-là, mais celle-ci avait prévu un entraînement surprise pour son équipage.

McKeon n'en était pas mécontent. Il aimait bien Alice Truman, mais malgré tout le respect que les autres commandants de vaisseau portaient à Honor, il savait fort bien qu'aucun d'eux ne la pousserait sur un sujet qu'elle n'aborderait pas d'elle-même. Il savait également, par expérience personnelle, qu'il ne lui viendrait jamais à l'esprit de partager sa propre douleur avec un membre de son équipage - et qu'elle était moins insensible à la tension et au doute qu'elle ne croyait devoir l'être.

Il termina sa tarte à la pêche, se laissa aller contre le dossier de sa chaise et soupira d'aise tandis que MacGuiness lui versait un café.

« Merci, Mac », dit-il avant de grimacer comme l'intendant remplissait de cacao la tasse d'Honor.

— Je ne comprends pas comment vous pouvez boire ce truc, se lamenta-t-il alors que MacGuiness quittait la pièce. Surtout après un plat aussi sucré et collant que le dessert !

— Vous n'avez pas tort, répondit Honor en sirotant son cacao, le sourire aux lèvres. Mais moi je n'ai jamais compris comment on pouvait apprécier le café. Beurk.! » Elle frissonna. « Ça sent peut-être bon, mais je n'en voudrais même pas comme lubrifiant.

— Ce n'est pas si mauvais que ça, protesta McKeon.

— Tout ce que je peux dire, c'est que ce doit être une question d'habitude - une habitude que, pour ma part, je ne vois pas l'intérêt de prendre.

— Au moins, le café ne colle pas.

— Ce qui, mis à part son odeur, constitue sans doute sa seule vertu. » Les yeux sombres d'Honor se mirent à briller. « Le café ne vous permettrait certainement pas de survivre à un hiver sur Sphinx. Pour ça, on a besoin d'une vraie boisson chaude !

— Je ne suis pas persuadé d'avoir l'ambition de survivre à un hiver sphinxien....

— C'est parce que vous n'êtes qu'une femmelette élevée sur Manticore. Vous parlez d'un temps, là-bas ! Vous êtes tous si gâtés qu'à vous entendre deux ou trois flocons font une tempête de neige !

— Ah oui? Je ne vous vois pourtant pas emménager sur Gryphon.

— Ce n'est pas parce que j'aime bien les intempéries que ça fait de moi une masochiste.

— Je ne crois pas que le capitaine DuMorne apprécierait vos sous-entendus désobligeants sur le climat de sa planète natale, fit McKeon avec un sourire.

— Je doute que Steve soit retourné plus de deux fois sur Gryphon depuis l'Académie, et si vous jugez mes remarques sur la météo gryphonienne désagréables, vous devriez l'entendre. L'île de Saganami en a fait un vrai croyant et il y a déjà des années qu'il a installé toute sa famille autour de la baie de Jason.

— Je vois. » McKeon joua un instant avec sa tasse puis leva les yeux, mi-sérieux, mi-souriant. « En parlant de vrais croyants, que pensez-vous de Grayson »

La bonne humeur disparut des yeux d'Honor. Elle prit une nouvelle gorgée de cacao, comme pour gagner du temps, mais McKeon attendit patiemment. Il avait passé la soirée à essayer d'amener la conversation sur ce sujet, et cette fois il n'allait pas la laisser donner le change. Il avait beau être son subalterne, il n'en était pas moins un ami.

« J'essaye de ne pas y penser, finit-elle par admettre, résignée devant son insistance. Ils ont l'esprit étroit, ce sont des fanatiques, et si l'amiral ne m'avait pas laissée m'éloigner, j'aurais fini par leur rentrer dedans.

— Ce n'est pas un moyen de communication des plus diplomatiques », murmura McKeon. Honor eut un sourire involontaire.

« Je n'étais pas d'humeur particulièrement diplomatique... Et pour tout dire, je ne voyais pas non plus l'intérêt de communiquer avec eux.

— En quoi vous aviez tort », fit doucement McKeon. La bouche d'Honor se pinça en une expression têtue qu'il connaissait bien, mais il continua du même ton calme. « Il fut un temps où vous aviez un imbécile de second qui laissait ses sentiments personnels prendre le pas sur son devoir. » Il la vit ciller : ses paroles frappaient au but. « Ne laissez rien vous pousser sur la même voie, Honor.

Il y eut un silence entre eux, et Nimitz descendit de sa chaise pour bondir sur les genoux d'Honor. Il se dressa sur ses pattes arrière, posant fermement les quatre autres sur la table, et se mit à regarder les deux humains tour à tour.

« C'est ce que vous avez eu en tête toute la soirée, pas vrai ? finit-elle par demander.

— Plus ou moins. Vous auriez pu ruiner ma carrière Dieu sait que je vous ai donné des raisons de le faire – et je ne veux pas vous voir commettre des erreurs pour la même raison que moi à l'époque.

— Des erreurs ? » La voix d'Honor était tendue, mais il hocha la tête.

« Oui, des erreurs. » Il eut un geste d'impuissance. « Je sais que vous ne laisseriez pas tomber l'amiral Courvosier comme moi je vous ai laissée tomber, mais il va bien falloir que vous appreniez un jour à affronter les gens dans un contexte diplomatique. Grayson n'est pas Basilic, et il ne s'agit pas d'appliquer les règlements commerciaux ou de poursuivre des contrebandiers. Il s'agit de coopérer avec les officiers d'un système stellaire souverain dont la culture diffère radicalement de la nôtre, et les règles sont différentes.

— Je crois me souvenir que vous vous êtes également opposé à ma décision d'appliquer le règlement pour les communications », répliqua-t-elle d'un ton plutôt cassant. McKeon fit la grimace. Il s'apprêtait à répondre mais elle leva la main avant qu'il ait pu ouvrir la bouche. « Je n'aurais pas dû dire ça. Je sais que vous essayez de m'aider, mais je ne suis tout simplement pas taillée pour la diplomatie, Alistair. Pas si ça implique de supporter des gens comme les Graysoniens !

— Vous n'avez pas vraiment le choix, répondit McKeon aussi gentiment qu'il le put. Vous êtes l'officier le plus gradé de la délégation de l'amiral Courvosier. Que vous aimiez ces gens ou non –et réciproquement –, vous n'y pouvez rien. Mais ce traité compte autant pour le Royaume qu'aucune bataille. Pour ces gens, vous n'êtes pas simplement Honor Harrington. Vous êtes un officier de la Reine, l'officier le plus gradé de la Reine dans leur système, et...

— Et vous croyez que j'ai eu tort de partir, coupa Honor.

— Oui. » McKeon soutint son regard sans flancher. « Je m'en rends compte, en tant qu'homme je dois avoir eu des contacts beaucoup moins stressants avec leurs officiers, dont certains sont de beaux salauds, alliés potentiels ou pas. Mais ils ne le sont pas tous, et certains ont baissé la garde devant moi une fois ou deux. Ils étaient curieux – plus que curieux – et ce qu'ils voulaient vraiment savoir, c'était comment je pouvais supporter d'avoir une femme pour supérieur hiérarchique. » Il haussa les épaules. « Ils n'étaient pas bêtes au point de poser franchement la question, mais elle était là, sous-jacente.

— Que leur avez-vous répondu ?

— Je n'ai pas vraiment répondu, mais je pense avoir dit ce que Jason Alvarez ou n'importe quel homme de l'équipage aurait dit : que nous ne nous soucions pas des différences de tuyauterie, seulement de la façon dont les gens font leur boulot, et que vous faites le vôtre mieux que quiconque de ma connaissance. »

Honor rougit mais McKeon poursuivit, sans la moindre flatterie :

« Ça leur a fait un choc, mais certains y ont réfléchi. Ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est que ceux-là doivent bien savoir que l'Intrépide n'avait pas vraiment besoin de prendre part au convoyage des transporteurs vers Casca puisque nous aurions pu envoyer l'Apollon et le Troubadour. Pour les vrais idiots, cela ne fera sans doute aucune différence, mais qu'en est-il de ceux qui ne sont pas complètement butés ? Ils vont deviner que votre départ était un stratagème pour vous éloigner, vous et le capitaine Truman – "loin des yeux, loin du cœur"... Et que ce soit votre idée ou celle de l'amiral n'a aucune importance. Sauf que si c'était la vôtre, ils vont se demander pourquoi vous vouliez partir. Parce que vous sentiez que votre présence gênait les négociations ? Ou bien parce que vous êtes une femme et que, en dépit de nos discours, vous ne supportiez pas la pression ?

— Vous voulez dire qu'ils vont penser que je me suis enfuie, fit carrément Honor.

— Je veux dire que c'est possible.

— Non. Vous voulez dire que c'est ce qu'ils vont penser. » Elle s'adossa et observa le visage de son interlocuteur. « Vous pensez comme eux, Alistair ?

— Non. Ou peut-être que oui, un petit peu. Non parce que vous aviez peur de vous battre mais parce que vous ne vouliez pas faire face à ce combat-là. Parce que cette fois-ci vous ne saviez pas comment vous défendre, peut-être.

— Peut-être me suis-je vraiment enfuie. » Elle fit tourner sa tasse de cacao sur la soucoupe et Nimitz renifla son coude. « Mais il me semblait – et il me semble toujours – que je ne faisais que mettre des bâtons dans les roues de l'amiral et... » Elle s'arrêta et poussa un soupir. « Merde, Alistair, je ne sais pas comment combattre leurs préjugés ! »

Son juron, si modéré fût-il, fit grimacer McKeon, car jamais auparavant elle ne s'était ainsi laissée aller, même lorsque leur vaisseau partait en lambeaux autour d'eux.

« Alors il va falloir que vous trouviez. » Elle leva les yeux vers lui et il haussa les épaules. « Je sais, c'est facile à dire. Après tout, moi j'ai des gonades mâles. Mais ils seront toujours là à notre retour de Casca, et vous allez devoir les affronter. C'est inévitable, quoi que l'amiral ait réussi à obtenir en votre absence, et ce n'est pas seulement à vous-même que vous le devez. Vous êtes notre officier le plus gradé. Ce que vous faites, ce que vous dites – ce que vous les laissez vous faire et vous dire – entache l'honneur de la Reine, pas seulement le vôtre, et il y a d'autres femmes qui servent sous votre commandement. Et même s'il n'y en avait pas, d'autres femmes vous suivront à Yeltsin tôt ou tard, et elles auront à subir le modèle relationnel que vous établissez. Vous le savez bien.

— Oui. » Honor prit Nimitz dans ses bras et le serra contre elle. « Mais que dois-je faire, Alistair ? Comment puis-je les convaincre de me traiter comme un officier de la Reine alors que tout ce qu'ils voient, c'est une femme qui ne devrait pas être officier ?

— Eh, je ne suis que capitaine de frégate ! répondit McKeon, heureux de la faire sourire. D'un autre côté, vous venez peut-être de mettre le doigt sur l'erreur que vous avez faite depuis le début, depuis que les hommes de l'amiral Yanakov ont fait dans leur froc en comprenant que vous étiez notre commandant. Vous parlez de ce qu'eux voient, pas de ce que vous voyez ni de ce que vous êtes.

— Comment ça ?

— Vous avez accepté leurs règles sans essayer d'imposer les vôtres.

— Vous venez tout juste de me dire qu'il fallait que je sois diplomate !

— Non, j'ai dit que vous deviez comprendre la diplomatie. C'est différent. Si vous avez réellement quitté Yeltsin à cause de la façon dont ils ont réagi face à vous, alors vous avez laissé leurs préjugés vous enfermer dans une boîte. Vous les avez laissés vous faire quitter la ville au lieu de leur cracher à la figure et de les mettre au défi de prouver qu'il y avait une bonne raison pour que vous ne soyez pas officier.

— Vous voulez dire que j'ai choisi la solution de facilité.

— Oui, je suppose, et c'est sans doute pour ça que vous avez l'impression de vous être enfuie. Il faut être deux pour engager un dialogue, mais si vous acceptez les termes de l'autre partie sans demander à ce que les vôtres soient entendus, alors c'est l'autre qui contrôle le débat et son issue.

— Hmmm. » Honor enfouit un instant son nez dans la fourrure de Nimitz pour sentir son ronronnement grave et vibrant. Il approuvait manifestement le propos de McKeon – ou du moins les émotions qui l'accompagnaient. Et Alistair avait raison, pensa Honor. L'ambassadeur havrien avait bien joué ses cartes dans son entreprise pour la discréditer, mais elle l'avait laissé faire. Elle l'avait même aidé en marchant sur des œufs et en s'efforçant de cacher sa colère au lieu d'exiger le respect dû à son rang et ses faits d'armes, quand les Graysoniens ne voyaient en elle qu'une simple femme.

Elle enfonça son visage plus profondément dans la chaude fourrure de Nimitz et se rendit compte que l'amiral lui aussi avait eu raison. Peut-être pas entièrement – elle persistait à penser que son absence lui permettrait de glisser un pied dans l'entrebâillement de la porte – mais au moins en partie. Elle s'était enfuie et l'avait laissé affronter les Graysoniens et leurs préjugés sans le soutien qu'il était en droit d'attendre de son subordonné militaire le plus gradé.

« Vous avez raison, Alistair, soupira-t-elle enfin, levant la tête pour le regarder. J'ai tout gâché.

— Oh, je ne crois pas que ce soit si grave. Il suffit que vous passiez le reste du voyage à mettre vos idées au clair et à décider ce que vous allez faire au prochain crétin sexiste. » Elle eut un sourire entendu et il se mit à glousser. « L'amiral et vous pouvez leur porter des coups hauts, et nous autres les frapperons aux chevilles, commandant. S'ils veulent un traité avec Manticore, ils feraient mieux de s'habituer à l'idée qu'un officier de la Reine, c'est un officier de la Reine, homme ou femme. S'ils n'arrivent pas à se rentrer ça dans la tête, ce traité ne marchera jamais.

— Peut-être. » Son sourire s'adoucir. » Et merci. J'avais besoin qu'on me botte les fesses.

— À quoi servent les amis ? Et puis je me souviens qu'on m'a botté les fesses quand j'en avais besoin moi-même. » Il lui rendit son sourire, termina son café et se leva. « Et maintenant, capitaine Harrington, si vous voulez bien m'excuser, je dois regagner mon vaisseau. Merci pour ce merveilleux dîner.

— De rien. » Honor l'escorta jusqu'au sas avant de s'arrêter et de lui tendre la main. » Je vais vous laisser retrouver le chemin du hangar d'appontement tout seul, capitaine McKeon. Je dois réfléchir à quelques petites choses avant d'aller me coucher.

— Bien, commandant. » Il lui serra fermement la main. » Bonne nuit, pacha.

— Bonne nuit, capitaine. » Le sas se referma derrière lui et elle sourit. « Bonne nuit, en effet », murmura-t-elle doucement.

 

Pour L'Honneur de la Reine
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